Un bouge, un cloaque, la débauche?
Presque. Enfin : je vous ai eu.
Classe 89 (Baccalauréat 1989), épreuve de Français 1988, le sujet était une citation d’Umberto Eco : « Un titre doit embrouiller les idées, non les embrigader. »
Quel délice que ce sujet.
Pour accompagner mon épanchement procrastinatoire de la semaine, commencez par écouter ce titre merveilleux de Claude Nougaro :
« Les Mots »
« Les mots divins, les mots en vains,
Les mots de plus, les motus
Les mots pour rire, les mots d’amour
Les mots dits pour te maudire
Les mots bruissants comme des rameaux
Les mots ciselés comme des émaux
La faim de mots, la soif de mots
Qui disent quelque chose »
C’est amusant que l’actualité politique nous porte tous à réaliser l’importance des mots. Et qu’il a fallu des siècles de génie, de créativité, d’inspiration, de sophistication humaine pour graver des pierres, remplir des carrés de papiers de petits signes qui, combinés ensemble, montrent les raffinements de la pensée humaine.
Toutes les langues sont complexes. Elles suivent l’Histoire des Hommes, changent, s’enrichissent.
Des mots naissent, d’autres meurent.
Mais la passion reste.
Gutenberg est mort un 3 février, il y a 548 ans. Quel génie d’avoir imaginé de rendre les mots accessibles à tous. A commencer par la Bible. Quelle émancipation !
Les mots ont du pouvoir.
Hier, samedi, dans une grande librairie de la Place Saint-Michel, à cause de cette actualité, je me suis réjouie de voir que tous les coups pour nous détourner des mots n’étaient pas certains d’obtenir gain de cause. Tous ces gens furetant de-ci de-là entre les rayons pour se goinfrer de lettres, d’accents – circonflexes ou pas, pour remplir leur tête d’idées, de pensées, de poésie.
Librairies, bibliothèques : lieux de perditions où beaucoup perpétuent le vice qu’on voudrait nous voir perdre. Michel Serres précise que « la seule autorité possible est fondée sur la compétence » ; alors, à sabrer dans les mots sans en savourer le goût, à féliciter des Prix Nobel de Littérature, sans en connaître une seule ligne, on célèbre l’incompétence.
Mais tout n’est pas gagné pour les terroristes de la pensée. Jeudi soir au Théâtre 71 à Malakoff, il était donné à voir une très jolie, très remarquable pièce : « Les Epoux » d’Anne-Laure Liégeois, histoire folle du couple Ceausescu.
Une observation : il y avait un groupe de lycéens, hilares et potaches dans les premières minutes. Absorbés par la suite. Absorbés par les mots. Qui content une histoire.
Et une remise en mémoire : après la chute des Ceausescu, Andrei Pandele, architecte converti en photographe, exposa ses photographies du vieux Bucarest « Le Petit Paris de l’Est » avant sa destruction complète par le couple mégalomane.
Et lui de déplorer : « j’ai vu des femmes de plus de 40 ans se mettre à pleurer devant mes photographies, réalisant, 20 ans trop tard, que tout avait été détruit (…) et des adolescents réaliser que ce que leurs parents leur avaient raconté de la vie d’avant était vrai »
Il y a la grande Histoire, et il y a celle de tous les jours. Celle à laquelle chacun de nous contribue. Avec des actes, avec des mots.
Avec des mots, on change une ville, on change une carte, on gomme les souvenirs, on neutralise la pensée critique. Champagne, Ardenne, Lorraine, Alsace pourrait s’appeler Grand Est ; pourquoi pas District 12.
Un accent circonflexe n’est rien. En soi. Il est cependant utilisé dans 17 langues. Les manuels indiquent son rôle « C’est, graphiquement, la réunion d’un accent aigu et d’un accent grave ». C’est une union subtile.
Un trait d’union. Qui risque de disparaître lui aussi.
Voyez ce que ce signe peut changer entre :
« Le matin » de Victor Hugo :
Le voile du matin sur les monts se déploie.
Vois, un rayon naissant blanchit la vieille tour ;
Et déjà dans les cieux s’unit avec amour,
Ainsi que la gloire à la joie,
Le premier chant des bois aux premiers feux du jour.
Et le mâtin de Jean de La Fontaine
« Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment. »
Lorsqu’on ne comprend plus les mots, il est difficile de s’exprimer par eux, alors, on choisit d’autres armes, la violence par exemple.
Certains manipulent les anaphores. Pour faire le beau. Embrouiller? Embrigader? Mais il en va des mots comme de la syntaxe des grands discours qu’on sert à longueur de télé : « …on a ainsi repéré des ruptures de constructions (anacoluthes), des interruptions subites ou des réticences diverses (aposiopèses), des raccourcis enfin qui confinent à l’obscurité (brachylogie)… Or, la syntaxe est l’art de lier ce qui sans la langue et l’intelligence demeure à l’état brut du chaos ».
Embrouiller les idées pour mieux les embrigader? Si je devais plancher aujourd’hui, 28 ans plus tard, c’est ce que je conclurais sans doute.
Bonne semaine
Avec une chanson oubliée « Aimer« , ode à la richesse des mots.
Et une citation de Bernard Pivot: « On s’emploie avec raison à sauver toutes sortes d’espèces d’oiseaux, d’insectes, d’arbres, de plantes, de grosses et de petites créatures bien vivantes, mais menacées de disparition… Rares sont les personnes émues par la disparition des mots. Ils sont pourtant plus proches de nous que n’importe quel coléoptère. Dieu sait que les initiatives ne manquent pas, ni les bras ni l’argent, pour conserver le patrimoine, mais, alors que les mots en font autant partie que les pierres, les tissus, la porcelaine, l’or et l’argent, ils n’intéressent pas grand monde. L’écologie des mots est balbutiante… Et si on travaillait à sauver des mots en péril ? »
La réaction aussi brutale que légitime de Jean d’Ormesson me conduit à penser que décidément nos gouvernants préfèrent les maux aux mots ….
Demain peut-être la langue française (la vraie) sera t elle renvoyée au même rang que les langues régionales ou encore que les langues dites mortes, mais cela aura t il rendu les gens plus heureux ?
Merci à tous ces grands manipulateurs de langue que tu cites et à tous les autres ces vrais émaux des mots !!!
merci pour ta belle analyse de cette traîtrise que l on veut nous imposer
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