365 Nuances de 2019 – #84 – « Des escadrilles de jupes »

Sans titreUn billet, court, chaque jour.

Depuis quelques nuits, le chauffeur de bus fait toutes les nuits le même cauchemar.

Tous les soirs, il rentre après son travail.  Il n’aime pas son travail.  Il y va à reculons.  Il en sort aigri.

Tous les jours, au volant de son bus, geste machinal après geste machinal, il se remplit de haine. Pour tout.  Il la cultive, cette haine.  Il n’écoute d’ailleurs pas autre chose.  Et ainsi, il ne sait rien d’autre, il ne connaît rien d’autre que cette haine.

Il ne voit rien de bien autour de son bus.  Son bus lui sert peut-être un salaire.  Mais il lui faut pour cela côtoyer tous les objets de sa haine : des collègues femmes, des passagers femmes, des badauds femmes.

Tout au long de son itinéraire à arrêts et heures fixes, il balaye du regard des boucheries, des charcuteries, des jardins où s’égayent des gens heureux, des églises, des drapeaux tricolores aux frontons des bâtiments publics.

Il y a longtemps, il a sans doute été à l’école.  Il est chauffeur, il a dû obtenir au minimum un diplôme.  Mais tous les savoirs qu’une cohorte d’instituteurs et de professeurs s’est ingéniée à lui transmettre, il les a oubliés ; de force.  Pour être sûr d’avoir raison dans sa haine.

C’est mieux d’oublier les éventuelles belles connaissances qui auraient pu émerveiller sa vie.  Ainsi, son esprit est beaucoup plus disponible pour une autre culture : comme par exemple, celle de la haine de la jupe.

Cette haine de la jupe, des femmes qui les portent, de leur corps de femmes libres, de femmes fières de leurs longues jambes et de leurs chevilles fines perchées sur des talons hauts est devenue le système de vie de ce chauffeur.

A force de prêches et harangues qu’il écoute en boucle, à force de relations sociales qui cultivent en vase clos les mêmes idées de destruction massive de mécréants : tous ceux qui ne portent pas barbe ou voile, tous ceux qui mangent du porc, tous ceux qui écoutent de la musique et dansent, tous ceux qui se baignent dans les piscines, tous ceux qui se dorent en maillot de bain sur les plages.

Oui, dans ce système de haine dont personne ne pourra le sortir, le chauffeur de bus fait toutes les nuits le même cauchemar.

Toutes les nuits, il commence par l’idéal de vie qu’on lui a incrusté dans son cerveau nettoyé de tout altruisme et de toute civilité.

Dans cet idéal, toujours chauffeur de bus, il navigue dans un quotidien parfait où seuls des hommes pavent les rues.  Il vit des journées sans but sinon celui de cinq prières sans foi.

Dans la cité, les femmes ne déambulent plus jamais seules. Quand elles le sont, elles rasent les murs. Dans les deux cas, ce sont des paquets de tissus informes et noirs.

Au moment de son rêve où tout semble convenir à ce qu’on lui a dit des sourates, à la seconde même où il aurait pu ressentir les premiers effets de ce paradis promis, des escadrilles de jupes remplissent le ciel et tout l’espace autour de lui.

Des escadrilles de jupes de toutes les formes : jupes droites, jupes à volants, mini-jupes, des sévillanes, des paréos échancrés.

Des escadrilles de jupes de toutes les couleurs et de toutes les matières.

Elles tournoient autour de son bus, le secouent, en forcent les portes.  Et il ne peut rien faire.  Il ne peut pas se défendre.

Toutes ces jupes prennent possession de son bus.

Elles l’enserrent, le saisissent et le jettent, lui, comme un sac sur le trottoir.

Lui, le misérable chauffeur, regarde son bus s’éloigner et il reste planté là, les mains et le cerveau ballants.

Seul dans sa haine. Seul dans son univers de rêve.

Et pour les jupes victorieuses, son cauchemar est redevenu leur réalité.

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