Un billet, court, chaque jour.
C’est amusant ce qu’un long trajet de métro vous donne à observer lorsqu’on a oublié son livre, lorsqu’on n’a pas pris cinq minutes pour acheter le journal et lorsque aucune envie ne vous vient de singer la quasi-majorité des passagers, c’est-à-dire s’enfermer tête baissée dans un smartphone.
De coup d’œil en coup d’œil, en plongée vers le sol, je me suis aperçue que la quasi-totalité des personnes qui m’entouraient portaient des baskets, pardon des chaussures de sport, pardon des sneakers.
Il y en a pour tous et toutes.
Bébés, enfants, jeunes, vieux, hommes, femmes.
Autochtones, touristes de tous les continents.
Il y en a de très classiques.
Il y en a de très célèbres portant le nom d’illustres champions sportifs.
Il y en a des sobres, il y en a des sophistiqués.
Il y a des soignés, il y en a des négligés.
Il y en a des flambants le neuf, il y en a des éculés.
Il y en a des popu, il y en a des chics, des travaillés.
A cheminer du regard, de bas en haut, des sneakers à la tête, on finit par relier une logique, de style et de moyens, entre les portés et le porteur.
Le soulier, le cuir semble avoir perdu la partie.
J’ai cherché de l’escarpins, du Richelieu, de la salomé, du talon aiguille, de la ballerine, du derby, de la double boucle.
Au fil des couloirs, des quais et des rames, sur une cinquantaine de paires de pieds observées, une majorité de sneakers et toutes leurs déclinaisons possibles.
Une telle unanimité visuelle, une telle démocratie à toutes ces extrémités m’en a rappelé une autre, bien lointaine.
Le sabot, accessoire de bois qui a chaussé le pied de milliers d’européens pendant quelques siècles, a émergé des limbes de l’histoire vernaculaire.
Une histoire comme celle des humbles personnages, piliers centraux de la scène de « l’Angelus » de Jean-François Millet. Homme et femme, l’un et l’autre en prière. Indistincts dans leurs cales de bois.
Une esthétique oubliée a refait surface.
Vers 1870, la France comptait environ vingt-cinq mille sabotiers qui produisaient près de dix-huit millions de paires par an.
On pouvait voir, au sabot, à son bois de travail, s’il était garni de paille, d’herbes parfumées ou d’un chausson délicat, s’il était ouvert ou couvert, s’il était clouté ou non, à la sophistication des brides en cuir quel en était l’usage et quelle était la qualité de son usager.
Il y en avait de très classiques, bruts et de très travaillés.
Il y avait en saule, en aulne, en bouleau ou peuplier noir pour les plus modestes.
Il y en avait en hêtre pour les plus solides.
Il y en avait en noyer, en pommier ou en cerisier pour les plus luxueux.
Il y avait les sabots pour aller à l’étable, ceux pour aller à l’usine, ceux pour aller au front.
Il en fallait au moins trois paires par an. Chaque village avait son sabotier.
Il y eut donc sabots et sabots.
Ceux de François Villon et des Ribotes du Paris mal famé.
Ceux d’Anne de Bretagne, la Duchesse en sabots.
Ceux d’Hélène, tout crottés, où un Georges Brassens a trouvé des pieds de reine.
Comme il y a aujourd’hui sneakers et sneakers.
Ceux produits, identiques, en quelques centaines de millions d’exemplaires par an.
Ceux qui se ressemblent sur tous les continents.
Ceux des troubadours modernes et des princes républicains.
Ce sont des sabots modernes.
Les usines asiatiques en plus et la poésie en moins.