
Ce roman est un fleuve poétique dont le cours, en filigrane, bruisse de l’imminence de la guerre. Nous sommes en 1938, en été, au bord du Pruth, affluent du Danube, dans les Carpates, alors roumaines, aujourd’hui ukrainiennes.
Aharon Appelfeld (1932-2018) cite Jules Vernes et Marcel Proust ; ce n’est pas pour rien.
Le merveilleux romancier nantais, ingénieur des rêves et l’apologiste de la madeleine, chantre des douceurs de l’enfance, servent la métaphore d’un avenir semé d’embûches à construire : le futur écrivain et du temps qui échappe : la brièveté de l’enfance.
Il aurait pu citer aussi Marcel Pagnol dont il partage la compréhension profonde de l’acuité enfantine ; une façon sensorielle très pure de percevoir, de décrypter et de comprendre le monde des adultes.
Aharon Appelfeld raconte, sous les traits d’Erwin, l’été d’un garçonnet de dix ans et sept mois.
Mais, bien qu’adulte pour prendre la plume, il laisse jaillir toutes les perceptions les plus intimes de l’enfance : l’amour de ses parents, couple dont il saisit toutes les fragilités et les ressorts ; la foi de sa mère, judaïcité dont il reconnaît la force racinaire ; l’intériorité de son père, distance dont il mesure la force. Il passe aussi au crible toutes les failles de ces vacanciers qui luttent pour rester insouciants, malgré l’angoisse des rumeurs de guerre, malgré la violence de l’antisémitisme à peine dissimulé des paysans qui leur louent les isbas de villégiature et d’un mini-pogrom qui annonce les fureurs de la Shoah.
Les enfants voient tout, comprennent tout, retiennent tout.
Si Erwin annonce fièrement ses dix ans et sept mois, c’est qu’il perçoit que cet âge, cet été précis, est le point de bascule entre le paradis de l’amour et de l’insouciance dans le giron de ses parents et l’enfer qui les verra sombrer dans les massacres, le ghetto et la déportation.
Toute la poésie réside dans la délicatesse avec laquelle il peint les portraits, autant de ses parents que des voisins, des familiers de ces ultimes vacances.
Si, comme le firent Proust et Pagnol, il dépeint sa mère avec une précision saisissante et une tendresse bouleversante, Aharon Appelfeld utilise néanmoins des mots précis, justes qui rendent parfaitement toute sa lucidité d’alors.
Il n’y a pas de sentimentalisme, juste une plongée empreinte de sincérité dans les arcanes de sa propre enfance ; jusqu’à ses cauchemars, jusqu’au plus profond de ses angoisses nourries de la rumeur guerrière que même les adultes peinent à dissimuler.
Aharon Appelfeld puise avec acharnement dans « l’enfant en lui » ce qui lui permet de définir l’art de l’écriture comme une archéologie de « l’enfant en soi », ce substrat où l’adulte, « être relié aux visions premières (…) puise sa vitalité. ».
Ces fouilles lui permettent de dépasser la crainte de l’écriture, liée, dans son cas, à une observation douloureuse de chaque détail d’un été tragique.
[…] récente évoquant la construction de la mémoire dans l’enfance (Odyssée 2021 (#118) – « L’enfant en soi») ont conduit à exhumer des grimoires quelques lignes simples, humbles et inspirantes : celles […]
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