Odyssée 2021 (#236) – « Même sans chef providentiel »

Romain Gary est un écrivain complexe à cerner, autant dans sa biographie que dans son œuvre.  Son premier roman : « Éducation européenne » en est une des plus probantes illustrations.  Il n’y parle pas de lui, mais comme dans « Chien Blanc » ou « Lady L », de l’un des multiples aspects et aspirations de l’âme humaine et de l’âme des peuples : ici, leur capacité de résistance à et de combat contre l’oppression, convocable même sans chef providentiel.

La version qui nous est donnée à lire aujourd’hui est celle de 1956 alors que l’écrivain vient de recevoir le Goncourt pour « Les racines du ciel ».  Débutée en 1940, d’abord publiée en anglais en 1944 sous le titre « Forest of Anger », cette histoire de Janek, et plus largement des Partisans polonais résistant à l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, subit une large transformation en seize ans.  La version de 1940 fut celle d’un futur pilote engagé dans le « Groupe Lorraine ».  La version de 1956 sera celle d’un homme de 42 ans, qui aura côtoyé la mort, sera devenu diplomate et aura serré la main du Général de Gaulle.  Celle d’un homme qui aura définitivement tranché contre les réalités criminelles du mirage communiste.

Il y a ainsi différents niveaux de lecture à ce roman construit autour d’un personnage central : Janek Twardowski.  Il a quatorze ans à l’hiver 1942 lorsqu’il rejoint la lutte des partisans polonais contre l’armée allemande.  Tous ces combattants de l’ombre s’abritent dans des « kryjówka » : cachettes typiques de cette résistance-là, creusées dans le sol des épaisses forêts polonaises.
Actif comme agent de liaison, Janek nous fait suivre le rude quotidien des Partisans mais aussi celui des habitants alentours qui, pour survivre à la famine et à toutes sortes d’exactions, courbent le dos et collaborent avec l’occupant.
Au cœur de cet enfer guerrier et hivernal, naît un amour émouvant entre Janek et Zosia, qui se prostitue auprès des Allemands pour récupérer des informations qui serviront les Partisans.  C’est grâce à elle que sera mis à mal un convoi de camions de renforts allemands en route vers le front russe.
Alors que les conditions climatiques extrêmes de l’hiver 1943 déciment autant les Partisans que la population, la nouvelle de la victoire russe de Stalingrad fait basculer l’histoire de la résistance en insufflant un souffle d’espoir dans ses rangs.
Le récit s’achève en 1945 sur le retour nostalgique de Janek sur les lieux sylvestres de ses premières planques, alors qu’il est devenu lieutenant de l’armée polonaise en rejoignant les combats de la guerre vers l’ouest.
Janek nous ouvre son avenir, désormais lumineux, avec la perspective de la réalisation de son rêve : apprendre la musique et devenir musicien.  Les notes de Chopin, Beethoven et Mozart, toute la culture européenne, par le hasard des rencontres au cœur de la forêt combattante, lui ont touché autant le cœur que l’âme.  Nous rêvons avec lui d’une résurrection de la liberté et du bonheur dans lesquels Zosia et leur fils auront leur part.

Le manuscrit définitif de 1956 met en jeu un personnage supplémentaire qui surplombe le récit : le « Partisan Nadejda » : un personnage fictif, une pure construction mythique devenue le ferment du courage collectif.
Avec « Nadejda », s’ajoute un niveau de lecture à celui de l’« éducation européenne » : la philosophie, les Arts, … donc humaniste et universaliste.  Cette éducation est notre socle culturel : les valeurs communes et collectives qui tissèrent la trame de l’énergie résistante européenne, non seulement au nazisme, mais plus largement, à toutes les formes d’invasion et de domination dictatoriales.
L’inspiration sous-jacente à la création du « Partisan Nadejda » serait l’admiration inconditionnelle de Romain Gary pour le Général de Gaulle, exemple même, avec Churchill, du pouvoir galvaniseur d’une culture fédératrice.
« Nadejda » peut être perçu, dans la conception judéo-chrétienne de l’idéal européen, comme un messie, une voix viscérale qui mouvrait les peuples, de l’Atlantique à l’Oural, qui leur inspirerait une force sismique pour lutter, avec leurs convictions fraternalistes et leur aspiration à la liberté, contre toute forme d’idéologie asservissante et meurtrière.

En 2021, c’est précisément la mise en scène, dans le cadre tragique de la résistance à la barbarie germano-nazie, de ce refus profond de la tyrannie commun aux peuples européens, qui peut être lue comme une vision prophétique et servir de levier au réveil nécessaire auquel nous sommes tous appelés.
Romain Gary souligne au travers de ces pages que ce sont les traits communs de l’« éducation européenne », bien plus qu’un sauveur providentiel, qui nous lient, qui peuvent nous galvaniser et faire de nous une force combattante unie contre les dangers qui poignent.

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