
On visitera plus tard ; un autre jour même.
On peut bien remettre le superflu parce que le plus important est de faire durer ce qui a commencé en prenant place autour de la table : un moment de confidences, un moment de confiance. Un tel moment, où, de la météo au cadre, où, de l’énergie à l’état d’esprit, tout se conjugue, s’imbrique, se donne rendez-vous, est rare.
Il ne faut pas le lâcher.
Ce ne sont pas seulement deux personnes qui se rencontrent, ce sont des cœurs qui tissent, par une parole libre et une écoute entière, une intimité rare. Se crée alors une bulle dans laquelle les protagonistes s’enferment presque ; les contingences, celles du service du déjeuner, prennent une importance très relative ; il semble même qu’une forme de respect, un « ne pas déranger » implicite, s’ingénie à ne pas la faire crever.
Le pouvoir de la parole est étonnant dans ce contexte. Les mots acquièrent une résonnance profonde. Peu importe si tout ce qui s’imagine ne se réalisera pas, ce qui compte est le rêve qui a happé deux esprits au diapason. Chaque argument sert la rhétorique commune, les désaccords deviennent des ressorts pour la réflexion, ils font progresser vers le perfectionnement du projet – de l’utopie – commun. Deux esprits rêvent ensemble d’un avenir ensemble. Ils envisagent toutes les potentialités, les obstacles aussi.
Un moment de rêve à deux revêt une puissance supérieure à celle d’un rêve solitaire. Un rêve solitaire reste suspendu à une volonté unique, fragile, qui peut se dérober faute de courage abondant et continu. Un rêve commun se nourrit de deux énergies qui se complètent autant qu’elles se relaient, de courage en stock qui suppléera un courage en berne.
Un tel moment ressemble à deux locomotives poussives jointes l’une à l’autre, après le geste-réflexe parfaitement synchrone d’un aiguilleur invisible. Chacune, qui traînait des wagons d’idées sans feuille de route, s’aligne, dès lors, sur les mêmes rails que l’autre, pour devenir un unique engin puissant avec une destination claire.