
C’est pour une herbe folle, Francis, qu’il y avait du monde aujourd’hui au Père Lachaise. Il y en avait beaucoup, de ces petites sauvageries dans tous les interstices des tombes, et elles égayaient la pierre grise des lits de mort. Avec le froid, elles s’exprimaient à peine ; elles attendent des jours meilleurs, elles sont synchrones avec la saison, aux aguets d’un signal de départ, de renouveau.
Francis avait une moustache poivre-et-sel qui ponctuait un visage rond, doux ; bonhomme. Sa voix, un peu cassée, un peu râpeuse à cause du tabac, allait de pair avec ce visage ; pas d’accent d’agressivité, au contraire, un peu lasse d’une vie mouvementée, malmenée par la rue. Son regard, qui en avait vu, rien ne le surprenait ; seule une petite étincelle, discrète, jaillissait au coin de l’œil lorsqu’il était content de voir quelqu’un ou qu’il entendait une parole à son goût.
« Je suis d’la mauvaise herbe, Brave gens, brave gens, Je pousse en liberté[1]. » Rien n’avait pu le faire tenir en place dans la vie, ni les gens, ni la famille, ni le travail, ni même ses soucis de santé. Il avait poussé sa liberté à l’extrême, jusqu’à se négliger.
Était-ce un ami ? Non. Il y avait plutôt des mouvements de franche sympathie et de sérieuses discussions philosophiques et politiques. Il aurait pu être ministre de la Pauvreté tant il en savait sur la question, comme le fait que l’argent seul ne suffit pas à ceux qui ont des vies parallèles, en marge du grand train économique, qu’il leur faut aussi une présence constante, un accompagnement dévoué et fidèle. Même dans sa situation, il aidait tout le monde, même ceux qui ne manquent de rien mais dont l’âme est en jachère. Il savait voir au travers des façades, il avait des mots qui colmatent les fissures.
Il n’a rien fait d’extraordinaire dans sa vie. Il assumait « de n’pas êtr’ mort au champ d’honneur1 » mais s’enorgueillissait d’avoir vécu, pauvrement, mais avec honneur. Dans les hommages qui lui ont été rendus, il y a eu des références à Rimbaud, à « l’homme avec des ailes aux pieds », qui ne tenait pas en place, qui allait chaque matin à la rencontre d’une aube différente, pour ne jamais s’habituer ; rester insaisissable.
Était-ce un ami ? Non. En partage, il y avait peut-être, et seulement, ce que la page blanche, aurore du poète, offre aux mots : un infini chemin. Adieu, herbe folle ! À demain, avec les premiers rayons.
[1] Georges Brassens, « La mauvaise herbe », 1956