« Flâneries 2023 » – # 42 – « Allez, on bétonne ! »


Les souvenirs d’enfance, les photos de vacances, les portraits de famille, les peintures de scènes villageoises et champêtres n’auront jamais revêtu autant d’importance qu’aujourd’hui. Ce qui a existé, ce qui habite notre mémoire, les décors de notre enfance disparaissent, tout cela s’efface. Oui, sans réflexion, sans scrupule, allez, on bétonne ! Partout.

À quelques mois d’intervalle, j’ai compris le sens de la réflexion d’un ami à propos de sa ville natale, Bondy, en grande banlieue parisienne : « je ne reconnais plus le décor de mon enfance. Tout a été rasé. » Pascal raconte les rues de guingois, aux trottoirs étroits et cahoteux, quand il y en avait, bordées de petites maisons modestes, des pavillons ouvriers, construits petit à petit, au fil d’années de salaires durement gagnés, de petites économies épargnées, amassées mois après mois, certainement au détriment de biens des plaisirs et loisirs. Chacun y allait de sa fierté, un porche comme ceci, un toit comme cela et, surtout, un jardinet, peut-être avec des massifs de dahlias, des débauches de lilas blancs ou mauves, des touches de tulipes, de glaïeuls ; parfois quelques carrés de potager.

J’ai compris le sens de la réflexion devant un carnage, une dévastation, en Sologne, à moins de dix kilomètres d’Orléans, commis sur ce qui était, lorsque j’étais petite, une plaine plantée de blé noir et autres céréales, où nichaient des lièvres grège aux gros yeux globuleux que leur vélocité transformait en fusée des sous-bois et de gracieux perdreaux qu’un rien effarouchait et qui prenaient leur envol dans un concert crescendo de cacabes. J’ai compris le sens de la réflexion du haut du balcon d’un immeuble cubique, lisse, perdu dans les restes d’une ancienne zone commerciale, encore plaquée du bitume gris anthracite des espaces de stationnement. Et ce, à Chartres, au pied de l’une des plus belles cathédrales gothiques du monde.
Il paraît qu’on y plantera des arbres !

Ce que Pascal a ressenti, comme je l’ai ressenti, semble porter le nom de « solastalgie ». Ce néologisme, créé en 2003 par le philosophe australien Glenn Albrecht, permet d’aborder le lien entre la santé humaine et la santé environnementale, les effets émotionnels et spirituels de la douleur morale ressentie devant la désagrégation, la destruction de son habitat naturel, de son territoire de vie.
Pour Pascal à Bondy, pour tant d’autres en France et dans le monde, pour tous ceux que l’illusion migratoire incite à quitter leur pays, pour tous ceux dont on rase les villages depuis Fukushima dans l’Est de l’Europe, au rythme industriel de monstrueuses excavatrices, cette solastalgie, cette douleur fantôme qui emprunte à la nostalgie, celle d’un environnement à jamais détruit, est une prise de conscience profonde d’une fuite en avant démographique, d’un mensonge écologiste patent et de choix irréversibles faits sans vergogne pour les drames, humains et environnementaux, causés.

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