
Résumer « Les faux-monnayeurs » d’André Gide est une tâche ardue tant les points de vue narratifs sont multiples et tant les intrigues se mêlent. Justement, trois personnages : Edouard, Bernard et Olivier, tiennent lieu de piliers de l’histoire où différents destins se croisent au gré des relations sociales, professionnelles, scolaires, amicales, amoureuses et extra-conjugales. Tous convergent pourtant vers celui d’un jeune garçon, Boris, fils naturel et presque orphelin, que les petites manigances des uns et des autres conduisent à un suicide-accidentel, conséquence d’un jeu idiot entre adolescents en mal de victime. Les comparses collégiens de Boris, qui pour le coup dans ce roman s’illustrent comme de véritables « faux-monnayeurs », ne sont pas que les seuls à faire circuler de fausses pièces ; ici, tout le monde triche.
Lire « Les faux-monnayeurs » s’inscrit dans un impossible rattrapage littéraire, de ce type de poursuite qui n’atteint jamais sa fin puisque la ressource littéraire est telle qu’une vie d’homme ne suffirait pas à l’épuiser. Le roman, même dans la forme inédite conçue par André Gide, est presque la seule forme artistique où peuvent s’insérer ce que j’appelle des idées-uppercuts, des vérités-chocs, des pépites, de celles qui produisent et laissent après lecture, comme un coup de boxe, des effets de longue haleine et des traces. Dans cette œuvre de Gide, il s’en trouve un certain nombre.
La plus courte et ma préférée : « Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. » Elle est la plus illustrative du fil psychologique, à défaut de fil narratif, qui lie les personnages. Elle est aussi celle qui, dans le moment de vie où s’inscrit la lecture, résonne le mieux avec, fait le plus écho à ce qui est vécu. Plus incisive encore, cette remarque : « Aucun raisonnement ne saurait me convaincre que l’addition d’unités sordides puisse donner un total exquis. » Au fond, au croisement de ces histoires et de ces personnages complexes, émergent des constats, des opinions, des réflexions, des interrogations qui poussent dans leur retranchement les certitudes du lecteur. Ils l’obligent à un pas de côté, à repenser sa vision du monde, des hommes, de leurs sentiments, des moteurs de leurs actions et de leurs relations.
Entrer dans ce maillage complexe de mots, d’images et d’idées muscle ses propres ressorts réflexifs, pousse à tricoter les siens en en jouant, en se les appropriant. L’humour est possible en surbrodant sur le motif de l’auteur et en imaginant cette morale possible : « J’ai souvent pensé que la parole de Dieu, c’était la création tout entière. Mais Gide – le diable – s’en est emparée. Oh ! dites-moi : est-ce que vous ne croyez pas que, tout de même, c’est à moi – Dieu – que restera le dernier mot ? » Si, là : c’est moi ! Désolée Dieu !