« Flâneries 2023 » – # 70 – « L’agité du bocal »


Courir les bouquinistes, baguenauder d’échoppe en échoppe, du bout des doigts faire basculer les volumes écornés, avachis, au papier jauni par le temps est une chasse au trésor sans carte et sans garantie de butin. Profusion : « fundere », déversement en mots de l’intelligence humaine sur les sujets les plus divers ; cette manne aiguise un appétit de connaissance et nourrit la curiosité de ce qui naît dans la pensée des autres.

La pensée de cet homme, venu s’asseoir en terrasse sur le guéridon d’à-côté, j’aurais bien aimé en pénétrer les arcanes. En apparence tellement confuses et agitées qu’elles m’auraient sans doute effrayé. Un géant au corps massif et gras, barbe mitée de plusieurs jours sur une peau négligée, pelée par endroit, lèvres épaisses qu’agitent un soliloque tourmenté, bouche qu’élargit sporadiquement un rire méprisant, mauvais. Pantalon sombre tire-bouchonné aux mollets maculés d’éclaboussures de boue, chemise blanche tachée, mal boutonnée laissant apparaître un bout de la peau distendue de son ventre, seulement une veste malgré la pluie et le vent froids. Tout un ensemble négligé dont le serveur se méfie d’emblée. « Vous-voulez déjeuner ? ».

Commande d’un double cheeseburger-frites cuisson moyenne, une glace trois boules pistache-citron-caramel au beurre salé. L’agité du bocal ne reste pas en place, assis, debout, bouge sa chaise, les chaises, sa table, les tables, tourne la tête vers un trio de fumeurs en grande conversation, à deux pas de lui, sur le boulevard ; il les rejoint, sur un mot se mêle à la conversation. Les trois s’entre-regardent et s’entendent sans concertation pour le laisser discourir ; flot de paroles entrecoupé de rires idiots. Revenu à son guéridon, il ouvre un sac à dos en piteux état, effiloché à toutes les coutures, pour en sortir des victuailles que, avidement, il engloutit sous l’œil interloqué du garçon de café qui se demande s’il restera encore de la place pour le plat énorme qu’il s’apprête à lui servir.

Le jeune homme met le couvert : couteau, fourchette, serviette blanche, verre et carafe d’eau. « J’ai dit pas d’eau. Rien à boire ! » s’époumone le gars qui saisit la carafe, le verre et chasse le tout sur la table d’à côté. Tout à sa bouffe, entre deux brusques coups de fourchette et couteau, il promène son regard prédateur autour de lui et le fixe sur moi.

Analyse rapide : le magazine au titre polémique entre mes mains, un expresso et un grand verre d’eau en statu quo, mes achats de bouquiniste exposés devant moi, c’est sûr, c’est mon tour. J’avais envie d’un tranquille supplément de caféine, mais tout bien calculé, il vaut mieux que je me carapate ailleurs, de toutes les manières avec une telle agitation, impossible de lire. Et, somme tout assez lâchement, un peu trop au fait des sursauts de sa pensée, des aléas de sa bizarrerie et du risque d’être la prochaine cible de ses impulsions, je quitte la place sans tergiverser.
La pensée de cet homme, venu s’asseoir en terrasse sur le guéridon d’à-côté, pas certaine après coup de vouloir en expérimenter les effet. En apparence si agitées qu’elles m’ont résolument effrayé. Profusion, confusion, même racine latine, mais expressions différentes. L’écriture sauve ; peut-être ?

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