
Il aurait fallu le bruit sec d’un coup de frein brutal, les crissements aigus de pneus échauffant l’asphalte, le choc sourd d’une masse qui se cabre. Il aurait fallu ne jamais quitter la route du regard tout en ayant l’œil à tout. Il aurait fallu une télécommande à distance pour un arrêt instantané du mouvement. Il aurait fallu une main secourable descendue du ciel pour éviter le drame. Mais rien de tout cela n’a eu lieu, aucun miracle ne s’est produit, un rang impeccable de chenilles fragiles s’est fait dégommer.
La scène portait les stigmates d’un crime tout autant involontaire qu’inévitable. Si ce n’avait pas été cette paire de pieds-là, cela aurait pu être celle d’avant ou celle d’après, ou une non moins insouciante roue de bicyclette. Toute une procession, portant en germe une génération nouvelle de délicats papillons, a été interrompue dans son pèlerinage printanier.
L’auteur du massacre s’est penché un instant, l’œil humide, le cœur en vrac, sur cette famille désunie à jamais. Immédiatement après ce moment de recueillement, les pieds ayant à peine manœuvré pour reprendre la route, une floppée de piafs s’est approchée dans un battement d’ailes joyeux. D’une hécatombe ils allaient faire un festin. Les remords seraient rapidement picorés.
C’est ainsi que la vie s’impose.