
En 2018, dans une chronique intitulée En marche, j’avais écrit ceci : « Un même chemin parcouru dix fois recèle, à chaque nouvelle occasion, des tournures différentes. Se mettre en marche, ce n’est pas mécaniquement poser toujours un même pas. C’est au contraire, dans le confort d’un chemin connu, améliorer ce pas, affiner son emprise au sol, enrichir le contact avec ses aspérités mais aussi renouveler son regard, être surpris par les menues facéties de la Nature. C’est lutter pied à pied avec l’indifférence, accepter de se redonner une chance d’être émerveillé. »
Parcourir Sur les chemins noirs, d’abord imprimé dans le récit de Sylvain Tesson, puis incarné à l’écran par Jean Dujardin, ce n’est pas vivre deux fois la même chose, c’est plonger dans deux facettes bien différentes d’une même histoire : celle d’après les mots avec lesquels l’imaginaire compose son propre tableau, celle d’après avec les images dans lesquelles l’esprit s’oublie. Ce n’est pas le même mouvement de pensée. Le scénario, lu ou visionné, est le même : Sylvain Tesson alias Pierre, chute bêtement d’un toit après une nuit d’ivresse et se promet sur son lit de convalescence de traverser la France de long en large pour se reconstruire.
Une phrase du récit, reprise dans le film en narration, explique : « les motifs pour battre la campagne, j’aurais pu en aligner des dizaines ». Le livre comme le film sont très autobiographiques, c’est-à-dire très personnels, autocentrés sur le verbe de Sylvain Tesson, mais il n’en reste pas qu’ils déroulent dans deux champs d’expression différents l’émerveillement multiple que procure la marche. On se fiche un peu de la veine moi-moi-même-meilleur-du-monde, parce que lorsque l’on marche vraiment, bien sûr ce qui entoure, la magie des lieux, de la flore et de la faune, accapare l’esprit, mais dans ces moments de silence, d’extraction du monde, on ne se parle que de soi-même à soi-même sans pour autant que ce monologue exclut une seconde la force, l’imprégnation des éléments. C’est en cela que le film est une belle transposition du livre ; il manifeste assez bien ce que la marche produit : une vraie parenthèse d’intériorité, une parenthèse méditative précisément. Ce à quoi notre époque hyperconnectée, toujours en débauche d’exposition de soi, ne comprend pas grand-chose. Marcher c’est se redonner une chance, se reconstruire par l’esprit et dans le corps comme écrit Tesson : « Il y a encore des vallons où s’engouffrer le jour sans personne pour indiquer la direction à prendre, (…) Il fallait les chercher, il existait des interstices. Il demeurait des chemins noirs. »