
Traverser les cinq cents pages de Que ma joie demeure de Jean Giono est une affaire à la fois onirique et poétique.
Onirique parce que, comme dans L’Homme qui plantait des arbres où Elzéard Bouffier, berger solitaire, dissémine des graines d’arbres pour redonner vie aux collines et avec les hommes, faire revenir la joie, dans Que ma joie demeure, Bobi, acrobate-vagabond messianique, sème des idées simples pour ressusciter la joie chez les hommes, et avec elle, la vie au plateau de Grémone. Les moyens sont différents mais le dessein est le même : nous donner à éprouver les arcanes les plus secrètes de la nature, à les ressentir sensoriellement et à rêver la puissance rédemptrice de la joie qu’elle engendre. Le pays de Que ma joie demeure, comme celui de L’Homme qui plantait des arbres, n’existe pas. Pourtant, il représente l’antithèse de notre vie urbaine et consumériste. Bobi débarque en pleine nuit dans le champs où Jourdan, comme ses comparses de ce rude plateau provençal, peine tristement à labourer. C’est qu’il est seul de son côté, il ne travaille que pour glisser de l’argent entre les draps dans l’armoire. Le vagabond au cœur généreux, par petites touches et messages, lui apprendra, ainsi qu’à tous les paysans alentour, une autre façon d’aborder l’existence : la passion de l’inutile ou encore plus précisément, un travail qui prendrait le parti de la nature des plantes et des bêtes.
Poétique parce qu’avec force vocabulaire, tournures, avec des descriptions précises comme les touches pointillistes des toiles de Seurat ou de Signac, le lecteur plonge dans l’essence des choses par les mots. Jean Giono plante ceux de la joie dans toutes les pages, comme Jourdan des narcisses et des pervenches au lieu de blé dans les sillons de ses champs. Au chapitre XXII par exemple, en plein cœur d’un été torride et d’une lumineuse nuit de pleine lune, on peut suivre les pas, les délectations d’un cerf, les frémissements de son corps plongeant jusqu’à la jouissance dans les eaux fraîches d’un étang : « Alors, le cerf sentit sous son ventre toute la profondeur de l’étang, une profondeur qui faisait poids et bloc sous lui, (…) Alors, il mugit. Il traversa et retraversa l’étang plus de vingt fois, (…) Et à chaque fois il mugissait. Et chaque fois le vaste monde lui répondait. »
Onirique et poétique, l’initiation insufflée par Bobi imprègne toute cette petite société paysanne idéale et ses leçons prospèreront même après sa mort tragique sous les colères de la foudre. Giono plante là une société utopique mais qui doit inspirer comme un modèle de frugalité nos sociétés actuelles ; il nous enseigne la philosophie du moins.