« Flâneries 2023 » – # 97 – « Le plaisir menace l’ordre »


Jeanne Dielman, pendant les ébats de sa deuxième et de se troisième passe, jouit. Cette veuve qui vit comme un automate sans montrer le moindre affect dans aucune de ses tâches ménagères répétitives ni dans aucun des volets de sa morne existence, éprouve, malgré elle, malgré toute l’application qu’elle met à s’éteindre, du plaisir. Ses rituels dépressifs s’effondrent, elle prend subitement conscience de l’atrocité de sa vie et poignarde à mort son client.

Le film réalisé en 1975 par Chantal Ackerman dure trois heures et vingt minutes. Il ne capture pourtant rien d’extraordinaire sinon la vie domestique d’une veuve, mère d’un adolescent de seize ans, qui entretient ses revenus en se prostituant à domicile durant la journée et les absences de son fils. Chaque geste est filmé au rythme qu’il prend dans la vie réelle, de la toilette à l’épluchage des pommes de terre. Il évoque ce que le cinéma appelle des déchets, les gestes de la vie quotidienne considérés comme indignes du 7ème Art. Dans ce film tout en plans fixes, le silence est assourdissant ; aussi, les sons prennent une grande importance : eau qui coule, portes, interrupteurs. Il n’y a pas non plus de langage au sens de lien. Tout ceci a pour intention de montrer la dimension insoutenable de l’isolement de la femme au foyer qui, même si le mari est décédé, reste prisonnière de la symbolique du mariage. Il y a une dimension répétitive des gestes qui touche à l’obsession ; obsession de l’ordre qu’aucun plaisir ne menace ; jusqu’à l’orgasme qui fait tout basculer. Trois journées, trois actes : il s’agit bien d’une tragédie.

En 2022, Jeanne Dielman a été porté au palmarès des meilleurs films de tous les temps par le magazine Sight and Soundtenu par le British Film Institute. Le fait que Delphine Seyrig, qui y tient le rôle principal, ait été une ultra-féministe ne doit pas y être étranger tant ce film semble en porter la cause. Cependant, on ne peut, en toute honnêteté et lucidité, faire reposer le principe d’aliénation de la femme uniquement sur l’attitude des hommes. Le plaisir, à être exclu ainsi dans toutes ses dimensions, relève d’une névrose aux origines antérieures au mariage ; d’ailleurs, Jeanne Dielman l’avoue à son fils dans un dialogue à contre-temps du film : elle s’est entêtée à l’épouser alors qu’il avait fait faillite.

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