
Le lambeau est un récit de Philippe Lançon où il raconte les deux années de sa longue période de convalescence, de reconstruction physique et de rétablissement psychique, après avoir été l’une des victimes des assassins islamistes de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015.
Alors que s’écrivent ces lignes, résonnent les notes de piano de la première Ballade de Frédéric Chopin, jouée par Maurizio Pollini. C’est une parmi de très nombreuses références à ses affections culturelles que mentionne Lançon. Leur permanence, même dans ce long moment d’effort intense pour sa survie, est assez remarquable et peut aussi se retrouver chez d’autres auteurs de récits biographiques. Quand la mémoire est à ce point affectée par une tragédie sanglante, – Philippe Lançon a tout vécu, a baigné dans son propre sang et celui des autres victimes pendant plusieurs heures -, on ne peut être qu’émerveillé des vertus cicatrisantes de l’épargne culturelle dans laquelle elle peut aller puiser des baumes et remèdes autant pour l’âme que pour le corps.
Ainsi que l’explique Lançon de différentes façons, les notes de Chopin, comme celles de Bach, comme les textes de Franz Kafka ou comme la prose de Charles Baudelaire, si à elles seules elles ne permettent pas d’échapper à l’enfer de la souffrance, ni même de le détruire, elles apprennent, elles contribuent à l’apprivoiser, à vivre avec, entouré de toutes les douceurs accumulées au long d’une vie à côtoyer l’Art sous toutes ses formes.
Dans son long chemin vers la guérison, Lançon fait constamment référence au temps, citant abondamment Marcel Proust et sa Recherche. Tout le texte détaille par le menu l’attentant lui-même, toutes les étapes de la convalescence dont les quinze opérations de sa mâchoire arrachée par les balles du terroriste, mais aussi tout le va-et-vient psychique qui l’a accompagnée. S’accommodant de l’œuvre de Proust, le journaliste-victime balise lui-même l’évolution de son rapport au temps par deux phrases, l’une au tout début : « je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé ; je vivais le temps interrompu », l’autre à la fin : « dans un monde qui n’était ni le passé, ni le présent, ni le temps retrouvé, ni le temps interrompu, mais cette fois-ci, le temps suspendu ». Interrompu par le massacre, suspendu par la convalescence, le temps ne s’égrène plus selon le métronome des heures et des dates, mais dans le lien possible ou impossible à retisser entre un avant et un après, dans la plasticité de la mémoire qui parvient ou peine à replacer les évènements dans leur chronologie autant matérielle que sensorielle et affective. Seul fil d’Ariane, la Littérature, la Musique, les Arts dans leur ensemble, qui constituent les « douceurs » de la mémoire, les permanences entre une vie perdue et une vie en reconstruction ; un paradis magnificent où se réfugier, se mettre à distance de l’enfer et ne pas sombrer dans un ressentiment mortifère.