
Il y a des jours brisés. Les jours brisés, c’est l’expression employée pour qualifier l’accumulation d’embarras. Cela peut durer un jour, une semaine, un mois, voire plus longtemps. Cependant, la donne s’inverse toujours à un moment ou à un autre et ce, d’autant plus si l’on est capable de placer une césure dans ce système vicieux. La césure du jour fût l’inscription comme lecteur-chercheur à la Bibliothèque nationale de France, aubaine trop longtemps laissée en suspens. L’effet a ressemblé à celui qui se produit lorsque l’on ouvre des volets pour donner de la lumière : un réveil.
Oui, un réveil provoqué par le sentiment de chance qui s’impose en poussant la porte de la grande salle d’étude, en donnant sa carte et en s’installant à gestes feutrés à la table de chêne gainée de cuir grenat et sur l’élégant fauteuil assorti. Sentiment des lieux doublé de celui de la présence des manuscrits, murailles des savoirs, fortifications élevées avec le granit du génie humain. Être au milieu de tout cela insuffle une force incroyable et suscite une gratitude pour tous ceux qui ont gravé leurs savoirs et leur génie sur le papier. Tout cela nous constitue, ce sont les parchemins dont nous sommes faits.
Plus encore que des parchemins, nous sommes des palimpsestes. Le savoir et le génie des générations passées nous construisent et nous réécrivons encore et encore à partir de et sur ces savoirs et ce génie. S’immerger dans une telle généalogie, dans une telle souveraineté, fait naître une grande vigueur qui renvoie ce que l’on nous propose aujourd’hui, l’intelligence en prothèse, à du mépris pour nos capacités propres, au rejet de la pensée personnelle, créative et persévérante. Les efforts, l’ardeur, l’endurance de nos prédécesseurs nous obligent à remobiliser notre courage, à interroger la facilité aliénante que l’on nous propose. Il n’est pas nécessaire d’être un esprit très supérieur et une encyclopédie sur pieds pour forger son propre raisonnement.
Avant de passer au travail, un crayon à la main et du papier sous les yeux, s’est construit un curieux rapprochement entre la situation et une réflexion maternelle. Maman disait toujours qu’il vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres. Concomitamment, il vaut mieux de petites pensées bien faites et à soi que de grands développements plagiés chez les autres. Cela rappelle le trait d’un Académicien qui a eu ses heures de gloire littéraire à la fin du XIXème siècle mais qui fût aussi très décrié, Paul Bourget : « (…) ceux qui se complaisent à déchiffrer l’étrange palimpseste qui est dans la littérature (moderne) n’y découvre-t-il pas à chaque moment la trace de ce que la religion a écrit dans l’âme de notre race ? » L’intelligence humaine s’est construite par couches successives, les nouvelles complétant, enrichissant, corrigeant, supplantant, périmant les précédentes. Nous sommes les héritiers de tout cela. Dans une bibliothèque, dans ce parfum chaud de papier, de reliures en maroquin, d’encre à la plume et imprimée, se comprend à quelle chaîne ininterrompue d’intelligences nous appartenons. Cette chaîne prodigieuse ne peut connaître aucun destin brisé pour peut que nous travaillions à inverser le cours autoritaire de l’artificialisation de nos cerveaux.