
Toute présence de vie humaine paraissait avoir disparu de la surface de la Terre. Quelques années auparavant, un virus, à l’état de latence dans une province d’Asie, au bénéfice de l’expansion urbaine qui avait dévasté des centaines d’hectares de nature jusque-là intacte, s’était invité dans l’organisme des quelques ouvriers chargés du saccage. Les ouvriers tombèrent malades et contaminèrent leur famille, à commencer par leurs enfants qui allaient à l’école et le propagèrent à leurs condisciples, leurs professeurs. La densité de population, l’intensité des déplacements, d’abord dans le pays même, puis au-delà des frontières, suivant le rythme effréné des échanges commerciaux et touristiques, dispersèrent le mal à une vitesse fulgurante, prenant de court toutes les autorités. Les premiers contaminés tombèrent comme des mouches, faute de remèdes la population mondiale fut rapidement décimée. Quand ce ne fut pas du virus même, faute de bras pour cultiver les champs et produire les biens de première nécessité, les survivants errèrent, affamés ; la fertilité s’effondra. Peu à peu, tout s’immobilisa, le silence s’installa dans tous les recoins du monde. Les villes furent envahies par les herbes folles. Les animaux, épargnés, retrouvèrent progressivement la jouissance des territoires immenses dont ils avaient été évincés. Le ciel, jusque-là constamment obscurci par les fumées épaisses et nauséabondes des industries humaines, recouvrit ses plus belles nuances de bleu et, chaque soir, comme chaque matin, s’inventa des teintes qu’aucun peintre n’aurait pu saisir. Dieu, qui des millions et des millions d’années auparavant, avait besogné sept jours durant à imaginer la Terre, tous ses agencements, toutes ses créatures et toute sa chaîne alimentaire, reclus dans un coin paisible d’une galaxie lointaine, s’étonna de cette paix. Il s’était tant lassé du branlement incessant des hommes, de leurs cris, de leurs débats inutiles, des détonations de leurs guerre, de la cacophonie de leurs usines, qu’il s’était réfugié le plus loin possible et avait adopté le port d’une sorte de casque magique qui triait les bruits et ne lui servait que les plus doux : le chant des oiseaux, le clapot des vagues, le murmure du vent. Il aimait aussi les accords de quelque uns des plus talentueux compositeurs qu’ait engendrés l’espèce humaine ; il avait une belle collection de vinyles. À survoler de nouveau la planète bleue, il lui retrouva ses charmes originels, d’autant que la nature, la végétation, l’usure de l’eau et du vent, s’étaient chargés de masquer, de réduire en poussière, les usines d’acier, les ventres à charbon, les carcasses de voiture et les gratte-ciels de verre. Seul le Mont Saint-Michel avait tenu bon. Alors qu’il désespérait de trouver un refuge pour se reposer, le long d’un fleuve paisible, il avisa une maison flottante, arrimée à une berge sauvage. Elle était intacte ; une fenêtre était ouverte. Il entra. Tout lui parut confortable, il vit que cela était bon. Il se dit qu’il allait prendre le temps de réfléchir avant de recomposer une nouvelle humanité. Sur un gramophone, il trouva un air de Fauré, la Pavane. Il tourna la manivelle, lança le disque. Il se demanda brièvement quel genre devraient avoir le nouvel Adam et la nouvelle Ève. Les yeux perdus dans les reflets verts du courant, il se mit à y penser. Comme ça, sans stresser. Il réajusta sur ses hanches son jean usé, regretta l’électricité ; pas de bière fraîche à décapsuler, ni de bretzels à boulotter. Tout n’était pas forcément à jeter dans l’ancien modèle. Faudra sûrement un casting plus sévère. Il se dit qu’il avait à nouveau une éternité devant lui pour tout décider.