
Souvent, sinon naturellement, tu négliges leur saveur : ils ont chacun un goût unique. Souvent, oublieux de leurs lignages, tu sabotes leur besoin d’air libre : ils sont créés pour être dits. Souvent, malheureusement, tu méconnais leur pouvoir : comme sabre au clair, ils peuvent le bien et le mal ; même bâillonnés, retranchées ou embusqués, ils restent redoutables.
Ils, ce sont les mots, ces milliers de milliers de sons assemblés qui, du levant au couchant, de l’austral au boréal, relient les hommes entre eux, parfois les hommes à leur espace, parfois les hommes aux autres créatures vivantes ; ce, depuis qu’ils font monde ensemble. Les mots sont des esquifs qui, d’eaux solitaires, larguent leurs amarres, déploient leurs voiles vers les eaux du monde, voguent au gré des hommes pour y prendre attache.
Les mots ne connaissent par leurs débuts et n’envisagent pas encore leur fin. Ils sont une faim continue, insatiable, une boulimie de nourritures communes que, sans le méditer pleinement, tu ingères, mastiques, rumines, digères, assimiles pour un profit inconscient et constant. Les mots que tu cultives avec soin, dont tu comprends toute la nature et tous les dons, tu les propages comme autant de petites bulles chargées de sens qui iront égayer tes semblables. Les mots que tu macères dans une bile aigre et saumâtre, dont tu obtiens un fiel révulsif et visqueux, tu les vomis à tous les vents, tu en macules le monde et tes pairs.
Rares sont les personnes émues par les mots qui sont plus proches de nous que n’importe quel autre phénomène ou espèce. Ils sont pourtant partout en nous et autour de nous : tête, yeux, langue, mémoire, livres.
Chacun a son charme, son identité, son univers, son imaginaire, ses effets et conséquences.
Bowling, dans un souffle tonal anglo-saxon, renvoie à la table rase, à la force qui balaye tout, fait place nette. Galop, entraîne à toute vitesse, celle d’un cheval ou d’une danse frénétique. Chat, et la main se fait caresse et la voix ronron. Fauteuil, suggère le repos nécessaire après l’effort ou la dignité en fin de carrière. Organe, rappelle combien nos corps sont un réseau complexe et inaliénable de tuyaux, d’os et de chairs. Placard, ouvert, évente les senteurs de lavande des soins touchants de nos grand-mères.
Les mots peuvent brûler comme une eau-de-vie frelatée, une vodka de contrebande. Les mots peuvent aussi chatouiller la langue, les papilles, caresser le gosier, échauffer les cordes vocales, gonfler le souffle comme le ferait, bulle par bulle, quelques gorgées de champagne.
Boulimie perd alors son sens tragique, maladif et psychiatrique pour investir tout le champ de la gourmandise, celui où tu cultives, mot à mot, mot par mot, l’altérité, la joie, l’amitié ; les meilleures graines de ce que tu es : humain.