
La question du pain ne se pose pas vraiment tant que celui du boulanger au coin de la rue est délicieux. Mais, souvent, le boulanger change et la qualité du pain avec lui. Savons-nous encore, même seulement, ce qu’est du bon pain ?
Croûte dorée du blond au châtain clair, avec de légères brunissures croquantes, voilà ce que signifie une baguette que l’on peut acheter les yeux fermés quand la qualité en est constante, comme pour les autres pains, la tourte au seigle par exemple. Dans tous les cas, il y a un parfum chaud, profond, avec les légères pointes un peu acides du levain.
Le pain fait partie de notre alimentation depuis près de douze mille ans. Il a certainement fallu autant de curiosité et de sens de l’observation que de génie collectif aux premiers hommes pour passer de la tige de blé, à la farine, au levain et au pain. Aujourd’hui, que reste-t-il de ce prodige ?
Parmi les rares émissions de télévision qui valent la peine d’être vues, s’en démarque une : « Silence, ça pousse ». Récemment, l’émission proposait un reportage sur les blés anciens, d’abord remis en culture dans l’illégalité, puis légalement depuis 2011, puisque, changement climatique oblige, il faut renouveler les variétés cultivées pour en trouver qui s’adapteront à la nouvelle donne.
En quelques minutes, on comprend ce qui est arrivé au pain et ce que quelques courageux tentent de faire pour en ressusciter la noblesse et le goût prodigieux.
Du semencier, au paysan, au meunier et au boulanger, tous avouent s’être non seulement sauvés en changeant de paradigme céréalier, c’est-à-dire avoir retrouvé une âme, mais aussi avoir sauvé un métier qui ne tenait plus qu’à l’orthographe du mot.
La phrase la plus importante du reportage est la suivante :
– « Le dernier critère de sélection d’un blé, c’est la dégustation du pain. » – (Bernard Ronot, « Graines de Noé »)
Toute la chaîne professionnelle redécouvre la magie de cette céréale dont les noms des variétés enchantent : poulard, amidonnier, engrain-petit épeautre. Le meunier évoque la sensualité tactile de cette poudre blanche qui, moulue de ces graines nobles, n’a plus rien de commun avec le plâtre servi par les grandes meuneries industrielles. Le boulanger, qui dans sa formation n’avait jamais mis les pieds dans un champs de blé, parle de remise à plat de sa pratique, de réenchantement de sa gestuelle. Le « génie », cérébral et manuel, des uns et des autres s’en trouve tout bonnement revivifié.
Au bout de cette chaîne, il y a le chaland : nous. Par exemple, dans une petite boulangerie de l’Hérault, à Saint-Pons-de-Thomières, le boulanger fabrique des merveilles. Il n’y a que très peu de sortes de pains proposées. Exit la baguette et la « tradi » aux composants standardisés ; exit le pain blanc uniforme. Bienvenue aux grosses miches de froment, de farine grise, à la croûte solide et brune à souhait, à l’odeur suave.
À partir de la philosophie de la culture des blés anciens, c’est tout le rapport à notre nourriture qui est mis en cause. La paresse du coin de la rue ne tient plus. Il nous faut redevenir chasseurs de goût. C’est-à-dire aller un peu plus loin, nous fatiguer un peu plus, pour, par nos choix, contraindre l’offre.